Bien qu’ayant une longue histoire dans la presqu’île d’Arabie, le christianisme y est encore relativement mal connu. Sources écrites et vestiges archéologiques fournissent en outre des informations, sinon contradictoires, du moins discordantes. En effet, tandis que les textes mentionnent une présence ancienne de chrétiens dans cette région, les vestiges archéologiques connus sont actuellement datés du VIIe ou VIIIe siècle.
Après avoir exposé de manière synthétique l’histoire du christianisme dans la région d’après les sources textuelles et archéologiques, cet article présentera le débat autour des traces chrétiennes dans l’Islam primitif.
La présence chrétienne à travers les sources historiques
La présence chrétienne dans la presqu’île de l’Arabie remonte probablement à la fin du IIIᵉ siècle. Les chercheurs sont néanmoins en désaccord quant à la longévité de cette présence et à son maintien après l’islamisation de la région à partir du VIIe siècle. Pourtant, si les sources écrites n’y mentionnent la présence de diocèses et de monastères que jusqu’au VIIe siècle, l’archéologie atteste, quant à elle, la présence de communautés chrétiennes jusqu’au IXe siècle. Aux Émirats Arabes Unis, au moins trois sites chrétiens étaient encore occupés au début de la période abbasside : Al-Qusûr au Koweït, Khârg en Iran et Sîr Banî Yâs
Entre le IVe siècle et le début du message islamique, le christianisme avait gagné, si on en croit les sources littéraires tant chrétiennes que musulmanes, une grande partie de la péninsule Arabique.
L’Arabie du Nord-Est est la région de la péninsule qui a été la plus pénétrée d’influences chrétiennes. Elle comprend en elle-même deux pôles, qu’il convient d’envisager séparément. Le premier pôle est la région appelée, dans les sources syriaques, Beth Qatraye ou "pays des Qaṭaris", un toponyme qui fait écho au Qaṭar moderne, mais le déborde largement. Dans cette région, les recherches archéologiques ont permis de mettre au jour les restes de plusieurs églises ou monastères, tant au Kuwait, en Arabie saoudite que dans les Émirats Arabes Unis.
Ces installations se situent pour la plupart dans des îles, c’est-à-dire vraiment sur la frange de l’Arabie. Pour les plus anciennes d’entre elles, les publications font état de traces pouvant remonter au Ve siècle, mais on a proposé récemment de dater à une époque beaucoup plus ancienne les assemblages céramiques sur lesquels repose la chronologie de ces sites, qui pourraient être ramenés sans doute au VIIe siècle.
Le deuxième pôle est la région irakienne autour de la cité antique de Hira qui contient un évêché dépendant de la ville de Séleucie-Ctésiphon et qui se trouve au cœur du réseau des évêchés mésopotamiens. C’est le point ultime des pérégrinations de tout le personnel ecclésiastique plus ou moins gyrovague dont les voyages sont relatés dans diverses chroniques ou récits hagiographiques de l’Église d’Orient.
À ces deux pôles, on peut ajouter un troisième, plus méridional cette fois-ci, autour de la région Sudarabique qui n’avait pas de présence chrétienne jusqu’à ce qu’elle soit imposée par les Éthiopiens, vers le début du VIᵉ siècle. Sans doute la première tentative de conversion connue était-elle venue de l’empereur romain Constance : soucieux de mener une politique active en mer Rouge, il avait envoyé, quelques années avant 344, l’arien Théophile en ambassade auprès du souverain himyarite, avec l’espoir de le gagner à la religion du Christ. Mais, malgré le succès que quelques documents romains attribuent à l’ambassade, celle-ci n’avait guère eu de suite : en témoigne le fait qu’en 518, lors de la persécution déclenchée par le roi himyarite Dhû Nuwas, il n’est mentionné de communautés chrétiennes locales que pour les oasis en bordure du désert comme à Najran. Mais l’invasion éthiopienne fut suivie de la floraison du Christianisme yéménite. En ce sens, le général Abyssin Abraha al-Achram fut un zélé champion de la région chrétienne. D’après nos sources, Abraha fait construire une grande cathédrale à Sanâa dans le but de créer un nouveau pèlerinage capable de concurrencer celui de la Mecque.
La production littéraire chrétienne de l’Arabie préislamique
Une question ne peut pas être évitée ici : est-ce que les idées et les conceptions chrétiennes que nous rencontrerons dans le Coran doivent être considérées comme répandues chez les Arabes du VIe siècle ?
Malheureusement, la littérature arabe préislamique n’est pas suffisante pour reconstruire sur des données sûres le statut religieux de l’Arabie préislamique. On ne pouvait guère s’attendre au contraire ; de nombreuses incertitudes règnent aussi bien sur l’historicité des "Mu’allaqât" que sur la date de ces poèmes. Néanmoins, et malgré ces problèmes de datation, la poésie arabe préislamique constitue une source importante de renseignement pour la connaissance de l’atmosphère religieux de l’Arabie de l’Antiquité tardive. Celle-ci a souvent été reconnue par les Arabes eux-mêmes comme le registre (diwan), le réceptacle de leur mémoire et de leur histoire ; de plus les données qu’elle fournit sont, en principe, plus objectives que celles de l’historiographie, dans la mesure où elles ne cherchent pas à écrire l’histoire pour elle-même ; enfin, dans les littératures anciennes de transmission orale, les textes poétiques offrent, par rapport à leurs correspondants en prose, une garantie supplémentaire d’authenticité, due à la protection que la forme poétique elle-même accorde au contenu transmis, car souvent les textes primitifs sont en vers et ne sont développés en prose que par la suite, avec plus ou moins de bonheur.
Pour pallier tous les inconvénients de l’analyse philologique, il est plus expédient de s’en tenir à une présentation rapide de quelques poètes arabes de confessions chrétiennes :
L’Islam primitif a-t-il été influencé par le christianisme ?
Il ne faut pas être un grand érudit pour deviner les ressemblances qui existent entre l’Islam primitif et le Christianisme monophysite. L’étude scientifique des sources et du développement de la doctrine islamique ne peut donc manquer de jeter quelques lumières sur la situation religieuse de l’Arabie au VIIe siècle.
Parmi ceux qui font la part belle aux chrétiens il faut d’abord signaler Aloys Sprenger (1813-1893) qui décèle des influences chrétiennes sur Mohamet dans maintes idées et expressions coraniques, influences dues à la forme particulière que les sectes chrétiennes avaient prise en Arabie du VIe et VIIe siècle et aux relations qui s’étaient établies entre le Prophète de l’Islam et le moine Bahira. Mais Sprenger était loin d’être suivi dans ses conclusions, tant en ce qui touche les relations de Mohamet et le moine nestorien qu’en ce qui concerne l’importance du christianisme en Arabie tardo-antique, importance qu’il n’appuyait pas sur des preuves convaincantes.
La position de Paul Casanova (1861-1926), autre partisan d’une influence chrétienne prépondérante chez Mohamet, s’avère encore moins convaincante. Dans son étude sur l’eschatologie musulmane, il ne craint pas de déclarer : "Nous sommes appelés à penser que Mohamet appartenait ou était affilié à une secte chrétienne qui croyait les temps révolus et n’attendait pour cela que venue d’un prophète déjà prédit par Jésus-Christ sous le nom de Paraclet, dont l’équivalent arabe d’après le Coran était Ahmed". Les preuves qu’apporte l’érudit français à l’appui de sa thèse ne convainquent pas le monde académique surtout qu’elles ne font que recycler l’avis de Jean de Damascène, mort en 749, qui qualifiait l’Islam d’hérésie chrétienne.
Les théories du savant Adolf von Harnack (1851-1930) sont plus nuancées et donnent déjà un peu moins d’importance au fait historique. Pour ce dernier, l’Islam est la transformation, opérée par un "grand prophète" (großer Prophet selon les termes d’Harnack) sur un fonds arabe, d’une secte judéo-chrétienne.
Avec Harnack, Casanova et Sprenger, on fait le tour des tenants les plus marquants de l’influence chrétienne sur les sources de l’Islam primitif. Ils ne sont pas nombreux, surtout si on les compare à leurs adversaires : Édouard Sayous (1842-1898), pour qui Mohamet n’avait qu’une connaissance superficielle et confuse du christianisme, Rudolf Leszinsky (1884–1949) qui voit dans le judaïsme le facteur dominant de l’élaboration du message musulman, ou Abraham Geiger (1810-1874) qui brosse un tableau important, quoique pas toujours convaincant, de tout ce que l’Islam primitif doit au judaïsme ; ceci pour ne citer que quelques noms représentatifs. Toutefois face à la grande part d’hypothèse qui s’attache à ces déclarations, il faut souligner l’aspect subjectif de ces études et considérer leurs conclusions avec de grandes réserves. Car même si celles-ci montraient de façon certaine l’influence de l’une ou l’autre religion sur Mohamet, elles ne prouvent pas du même coup une extension équivalente de cette religion en Arabie au temps du Prophète de l’Islam.
Plus objectives sont les études qui s’attachent non plus tant à la genèse de la pensée de Mohamet qu’à sa vie. Replaçant celle-ci dans son contexte historique et social, elles analysent dans leur introduction la situation religieuse de l’Arabie du VIe siècle, et par suite l’état du christianisme. Or si l’on en croit quelques-uns de ces ouvrages les plus marquants, l’extension des chrétiens était fort réduite dans la presqu’île d’Arabie. Pour William Muir (1819-1905), cela ne s’explique que par le déclin de la civilisation urbaine dans l’Arabie du VIe siècle. Si son compatriote David Samuel Margoliouth (1858-1940) n’est pas aussi catégorique, puisqu’il reconnaît une présence de vie urbaine en Arabie préislamique, il ne semble pas toutefois élargir cette sphère de présence chrétienne au-delà de la ville de Hira, du royaume des Ghassanides et de quelques régions du Yémen.
Les introductions aux biographies de Mohamet comme les études consacrées à la genèse de la doctrine musulmane font état d’un christianisme très effacé en Arabie.
Si les découvertes archéologiques et épigraphiques, se conjuguant avec les méthodes scientifiques de critique interne, jettent des lumières nouvelles sur maints aspects du christianisme arabe préislamique, les résultats demeurent cependant fragmentaires, incomplets sur bien des points, et surtout dispersés dans une multitude d’études savantes.
Mohamed Arbi Nsiri, Doctorant en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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